Texte: 

  • Laetitia Grimaldi

Photos: 

  • Bogsch & Bacco avec l'aide d'une IA

Quand l’addiction prend le pouvoir

Souvent synonymes de plaisir, d’abandon ou de remède aux affres de l’existence, nombre de substances ou de comportements peuvent se refermer sur leurs proies et se muer en addiction. Si nous ne sommes pas à égalité face à ce risque, les défis actuels se multiplient. En cause : la profusion de nouveaux produits et l’accroissement de fragilités individuelles ou collectives faisant le nid de ce fléau qui sévit encore dans l’ombre de la stigmatisation et des préjugés.

Elles s’appellent alcool, cigarette, cocaïne, crack ou encore héroïne et se démultiplient avec l’arrivée effrénée de nouveaux produits, en plein jour ou dans les coulisses de marchés obscurs. Appelées substances psychoactives, elles ont en commun d’exposer à des risques multiples, ponctuels ou d’une ampleur pouvant changer le cours d’une vie. Et elles ne sont pas seules à détenir ce pouvoir destructeur puisque certains comportements sont également susceptibles d’engendrer souffrances physiques, psychiques, intimes ou familiales. Qu’elles concernent les jeux vidéo, d’argent ou les écrans, les addictions dites «sans substance» ont rejoint celles qui impliquent des produits dans la dernière Classification internationale des maladies (CIM 11), sous la dénomination de «Troubles dus à l’utilisation de substances ou à des conduites addictives». Une évolution en lien avec un constat sans appel : quelle que soit sa composante, l’addiction est une maladie. Une pathologie complexe, inégalitaire, opportuniste, éprouvante, grevée de préjugés, mais qui se soigne.

Pourquoi est-elle complexe ? L’une des explications repose sur le développement d’une «hyperhabitude» : «L’addiction s’incarne par des comportements devenus automatiques sur lesquels la personne perd le contrôle. Dès lors, elle consomme ou s’adonne à une action en sachant que cela est contre ses intérêts à court ou long terme. Un exemple simple : l’incapacité à refuser un verre d’alcool alors qu’elle se l’était promis», résume le Pr Daniele Zullino, médecin-chef du Service d’addictologie. Et d’expliquer : «En cas d’addiction, le problème n’est pas que le raisonnement se fait mal, c’est qu’il ne se fait pas du tout. La personne ne prend pas la décision de boire ce verre, mais répond à une structure primitive de son cerveau, le système limbique, au sein duquel des automatismes éminemment puissants se sont créés.» Mais ce n’est sans doute pas tout : le Pr Christian Lüscher, médecin hospitalo-universitaire au Service de neurologie, évoque ainsi une autre piste selon laquelle, chez certaines personnes, la recherche et la prise de substances psychoactives deviennent compulsives. Les centres de décision ne parviennent alors plus à freiner les circuits liés au plaisir (lire En direct du cerveau).

Pr Daniele Zullino,

Pr Daniele Zullino, médecin-chef du Service d’addictologie

Pr Christian Lüscher

Pr Christian Lüscher, médecin hospitalo-universitaire au Service de neurologie

Inégalité face aux risques

Et l’inégalité face à ces phénomènes est totale. «Seuls 15 à 20% de la population sont à risque de développer une addiction», révèle le Dr Thierry Favrod-Coune, médecin adjoint responsable de l’Unité des dépendances. Les mécanismes en jeu seraient de deux ordres : génétique et lié au vécu. «Une partie des différences s’expliquerait par les récepteurs aux substances psychoactives présents dans notre cerveau. À l’instar de serrures uniques, ces structures réagissent aux substances qui se présentent à elles comme autant de “clés”, elles aussi spécifiques. Ainsi, l’alcool par exemple pourra rencontrer un terrain “favorable” chez une personne qui n’en tirera que légèreté et douce euphorie, tandis que pour une autre, il sera synonyme de malaise et écœurement. Tout porte à croire que la première est plus à risque de développer une addiction à l’alcool que la seconde. Quant au vécu, de nombreux facteurs engendrent une fragilisation susceptible de se muer en faille dans laquelle l’addiction peut s’engouffrer. Parmi eux : le stress chronique, la précarité et les expériences traumatisantes, en particulier durant l’enfance. Ces éléments sont hautement personnels, mais ils s’inscrivent aussi dans un monde anxiogène, bouleversé par les crises et l’instabilité, qui accroît les fragilités, parfois dès le plus jeune âge», détaille l’expert. Avant de rappeler : «Plus une addiction survient tôt, plus elle fait de dégâts, sur les apprentissages comme sur le cerveau lui-même qui, pour rappel, se forme jusqu’à 25 ans.»

Dr Thierry Favrod-Coune

Dr Thierry Favrod-Coune, médecin adjoint responsable de l’Unité des dépendances

La suite se devine au cas par cas, mais s’inscrit dans un contexte de profusion de produits psychoactifs et d’offre numérique (lire Quand jeux ou écrans virent au cauchemar) qui inquiète les spécialistes. «Les substances telles que l’alcool, le tabac ou la cocaïne restent des fléaux majeurs, mais elles s’associent désormais à des vagues de nouveaux produits, bien souvent issus de la chimie, qui multiplient les risques d’exposition et de dommages. Se passant de délais de production liés à des cultures, ces substances peuvent affluer en quelques semaines, parfois sans même avoir le temps d’être notifiées sur la liste des stupéfiants. Sans compter l’influence de réseaux sociaux faisant naître des tendances aussi périlleuses que rapides chez les jeunes, comme l’usage du protoxyde d’azote ou de cocktails mêlant codéine (via des sirops pour la toux) et alcool», alerte le Pr Zullino.

Prise en charge globale

Et c’est ainsi que l’addiction peut, un jour, prendre le pouvoir. S’ouvre alors un champ mêlant souffrances physique et mentale, pour soi-même et ses proches, et silence, face à un mal qui dévaste autant qu’il se vit avec honte. Mais l’addiction se soigne. «Et même de mieux en mieux», encourage le spécialiste. Avant d’ajouter : «Bien sûr, le chemin peut être long, semé de rechutes car il s’agit d’une maladie chronique aux racines profondes qui ont gravé des automatismes. L’objectif est de les défaire pour les remplacer par des décisions prises en toute conscience, ce qui suppose de prendre en charge la personne dans sa globalité.»

Un enjeu qui implique le plus grand nombre. «Beaucoup reste à faire pour mieux comprendre et soigner l’addiction, faire évoluer les mentalités et les positions politiques, mais des avancées majeures sont toutefois à saluer. Parmi elles, des soins de plus en plus axés sur la personne et ses souhaits, ainsi que l’arrivée du concept de réduction des risques. L’objectif : tenir compte des multiples facettes de l’addiction pour élaborer des approches visant à limiter les risques liés à leur usage sans forcément viser l’abstinence absolue», poursuit le Pr Zullino. L’un des exemples les plus marquants : la cigarette. «Le tabac est la substance qui tue le plus. Avec les formes nicotiniques non combustibles et sans tabac, les risques pour la santé sont divisés au moins par dix, ce qui est considérable», illustre le Dr Favrod-Coune.

En pratique, la prise en charge s’articule autour de quatre axes, résumés par l’expert : «Le premier est l’accompagnement thérapeutique, dans un environnement non jugeant, confidentiel et sûr. Il est fondé sur l’entretien motivationnel pour inviter la personne à s’interroger sur son désir de changement et identifier en quoi son addiction nuit à ses projets de vie. Viennent ensuite deux approches souvent complémentaires : la voie médicamenteuse, certaines molécules pouvant aider à soulager sensations de manque et anxiété, et la thérapie cognitivo-comportementale, pierre angulaire du traitement pour appréhender les situations où les envies peuvent survenir. Le dernier axe repose sur les proches aidants ou aidantes et les groupes d’entraide.» Et de conclure : «Sortir de la honte et du jugement est l’une des clés pour guérir de l’addiction. C’est le défi des personnes concernées, mais aussi de toutes les autres, en ne sous-estimant pas le fait que nous ne sommes pas à égalité face aux substances, ni aux vies qui nous y exposent.»

En direct du cerveau

Si la complexité de l’addiction est immense, le voile se lève sur une partie des mécanismes à l’œuvre. Explications en trois points avec le Pr Christian Lüscher, médecin hospitalo-universitaire au Service de neurologie.

Tout commence par la dopamine

Stimulés par un mets, une substance ou une activité source de plaisir, les neurones sécrètent de la dopamine, un neurotransmetteur œuvrant au sein d’une zone du cerveau appelée «noyau accumbens», siège du circuit de la récompense. La dopamine y entraîne la modification de la communication entre certains neurones. À la clé, entre autres : la création d’automatismes. Chez les personnes souffrant d’addiction, ces derniers prennent le pas sur les circuits de la décision, situés dans le cortex orbitofrontal.

La piste de l’épigénétique

Tout porte à croire qu’une implication génétique prédispose certaines personnes au risque d’addiction. Mais l’épigénétique serait aussi en jeu, à savoir la façon dont le vécu modifie l’expression des gènes. Parmi les facteurs dont l’impact serait majeur : le stress chronique et les traumatismes.

Cibler le siège de l’addiction

Rompre les automatismes délétères pour ouvrir d’autres circuits neuronaux et renforcer le pouvoir de la décision : tel est l’enjeu de la psychothérapie, des médicaments tels que les antidépresseurs et des nouvelles pistes de traitements comme la stimulation cérébrale profonde et le recours médicalisé aux psychédéliques.

PASCAL*, 61 ans

«Arrivé aux portes de l’enfer, j’ai choisi la vie»

«Il y a d’abord eu l’alcool. J’avais 18 ans et y trouvais le moyen de m’évader d’un lourd climat familial. Et puis le cannabis, que je consommais massivement, tous les jours. Vers 28 ans se sont ajoutées la cocaïne et l’ecstasy, dans le cadre de week-ends festifs. Je me détruisais, physiquement et mentalement, payais des poignées d’heures d’euphorie sous substances par des journées de “descentes” effroyables. Mais je tenais, notamment grâce au sport et au travail. Ce qui m’a fait plonger, ce sont les jeux d’argent au casino et le poker. J’ai tout perdu : mon travail, ma compagne, ma voiture, ma dignité. Vers 46 ans, épuisé, j’ai eu la chance de consulter le Dr Thierry Favrod-Coune aux HUG. J’y allais convaincu qu’en deux semaines, le problème serait réglé. Quinze ans plus tard, je le vois toujours. Son aide a été, et est toujours, infiniment précieuse. L’addiction est une maladie terrible, ponctuée d’amères rechutes. J’ai aussi accepté de me rendre aux Narcotiques anonymes. Le choc a été immense : j’entendais ces personnes, sur lesquelles j’avais eu tant d’a priori, raconter des histoires qui auraient pu être la mienne. Arrivé aux portes de l’enfer, j’ai compris que j’avais une décision à prendre : continuer, en sachant que l’étape suivante serait la rue ou la mort, ou choisir la vie. J’ai tranché et tout fait pour remonter vers la lumière, mais le chemin a été incroyablement difficile. Les victoires se comptent d’abord en minutes, puis en jours et en semaines. Si sortir du déni et se faire aider sont indispensables pour vaincre l’addiction, cela suppose aussi de faire des choix radicaux pour changer ses habitudes. Mais cela en vaut la peine. “Clean“ de tout depuis dix ans, je me sens comme un miraculé.»

* Prénom d’emprunt.

Dépendance, addiction : quelle différence ?

Susceptible de se produire chez tout individu, la dépendance exprime la survenue d’un syndrome de sevrage (symptômes physiques et psychiques parfois sévères) à l’arrêt de la consommation d’une substance psychoactive.
L’addiction est évoquée lorsque la consommation d’une substance ou une pratique est compulsive et qu’elle ne s’arrête pas en dépit de conséquences négatives. Le risque d’addiction varie selon les substances : elle est par exemple de moins de 10% pour l’alcool et 20% pour la cocaïne.

VALÉRIE, 56 ans

«Je n’avais aucun déclic pour arrêter»

«Victime d’inceste, j’ai passé des décennies à me détruire. Je suis tombée dans l’alcool, les drogues – la cocaïne surtout – et dans l’anorexie. J’ai connu les mauvaises rencontres, le dénuement et même la prison. Pendant toutes ces années, mon corps a souffert. J’ai contracté neuf pancréatites, une cirrhose, une hépatite. Mais même hospitalisée et soignée par sonde nasogastrique, je m’échappais pour boire. La raison est simple : je n’avais aucun déclic pour arrêter. Jusqu’à l’année de mes 35 ans où une atteinte neurologique liée à ma consommation d’alcool m’a privée de l’usage de mes jambes. Quand je suis rentrée chez moi en chaise roulante, j’ai réalisé que je ne pouvais pas continuer. Alors j’ai commencé à me battre, pour remarcher autant que pour en finir avec mes addictions. En plus du soutien de quelques proches, la rencontre avec l’équipe de l’Unité de dépendances des HUG, et la Dre Déborah Lidsky en particulier, a été déterminante. Je n’ai pas été jugée comme une alcoolique ou une toxicomane, mais prise en charge comme une personne qui avait besoin d’aide. Toutes les étiquettes dont j’étais affublée se sont alors envolées. Grâce à une psychothérapie, j’ai pu revenir sur le traumatisme qui a détruit ma vie et, à partir de là, me reconstruire. Abstinente depuis de nombreuses années, l’alcool et les drogues ne m’inspirent plus que du dégoût. Aujourd’hui, je puise ma force dans l’aide que j’apporte aux autres en tant que proche aidante.»

Texte: 

  • Laetitia Grimaldi

Photos: 

  • Bogsch & Bacco avec l'aide d'une IA
Partager
En savoir plus

Mots clés: 

Autres articles