Légère ou profonde, qui rassure ou qui inquiète : l’anesthésie multiplie les prouesses afin de favoriser les soins, y compris pour des personnes toujours plus âgées ou fragiles. Parmi ses défis ? Rendre possibles les interventions chirurgicales les plus complexes, les examens les plus délicats et prendre en charge les douleurs notamment post-opératoires. Le tout avec trois mots d’ordre immuables : performance, sécurité et confort. Pour tout comprendre des rouages à l’œuvre, direction le bloc… mais pas seulement !
Pour beaucoup, c’est ce moment déroutant : à peine le temps de compter «1… 2… 3…» que les yeux s’ouvrent en salle de réveil, avec une voix apaisante annonçant «Tout s’est bien passé». Pour d’autres, ce sont les douleurs de l’accouchement qui soudain s’estompent. Ou encore, cette zone du corps endormie pour un examen ou un bref acte chirurgical. Le point commun à ces situations ? Une anesthésie qui se veut toujours plus précise et personnalisée. Si elle endosse trois missions clés – l’endormissement (de tout ou partie du corps), la gestion de la douleur et le relâchement musculaire (indispensable aux actes chirurgicaux) –, la discipline revêt des dimensions plus vastes encore. «Notre travail allie sécurité des patients et patientes, diminution des risques liés à une procédure chirurgicale, réponse aux imprévus et anticipation des complications postopératoires, ainsi que la prise en charge des douleurs aiguës et chroniques», résume le Pr Georges Savoldelli, médecin-chef du Service d’anesthésiologie.
39 %
La proportion d’anesthésies réalisées en urgence.
Des progrès spectaculaires
Autant de dimensions qui ont fait des progrès spectaculaires au fil du temps. «En termes de maîtrise des risques et de performance, l’anesthésie est aujourd’hui au sommet d’une vague sans précédent», se réjouit le Pr Eduardo Schiffer, médecin adjoint agrégé au Service d’anesthésiologie. Et de rappeler : «Au début du 20e siècle, les premières anesthésies se faisaient à l’éther, avec un taux de mortalité frôlant les 25%. Puis des améliorations se sont succédé les unes aux autres, notamment grâce à une meilleure compréhension de l’oxygénation, de la pression artérielle et de la respiration. Sans oublier l’évolution des médicaments : presque aucun de ceux qui existaient il y a trente ans n’est utilisé. Ce n’est pas tant leur efficacité qui était problématique, mais leur durée d’action et leurs effets sur les malades. Non seulement les anciennes molécules mettaient du temps à être éliminées par l’organisme, mais elles y étaient en plus transformées en d’autres composés. Tout cela engendrait des effets secondaires parfois majeurs. Aujourd’hui, les médicaments disparaissent rapidement et presque tels quels.»
36 978
Le nombre annuel de prises en charge anesthésiques.
Toutes ces avancées permettent à l’anesthésie d’affronter un autre défi majeur qui s’impose désormais à elle : la prise en charge de personnes de plus en plus âgées et fragiles. «L’âge moyen des patients et patientes que nous voyons en consultation a augmenté de cinq ans en vingt ans. Mais la fragilité n’est pas uniquement liée à l’âge : elle peut être inhérente à une situation de handicap, à des problématiques d’addiction, de maladies chroniques ou encore à des interventions survenant chez de grands prématurés», poursuit le Pr Savoldelli. Et d’expliquer : «Le stress lié à un acte chirurgical majeur est comme un tremblement de terre pour l’organisme. Et à l’instar d’une habitation, plus la personne est fragile, plus elle a de risques d’en souffrir. D’où l’un de nos impératifs phares : l’anticipation. Cela se joue dès la consultation d’anesthésie, en collaboration si besoin avec d’autres spécialistes, puis à l’issue de l’opération, avec une prise en charge hautement personnalisée. C’est ainsi que l’anesthésie s’inscrit dans une médecine périopératoire, soit active avant, pendant et après l’intervention.»
L’évolution découle aussi d’interventions de plus en plus nombreuses – en raison de l’essor de la chirurgie ambulatoire – ou se déroulant hors du bloc opératoire. «L’anesthésie évolue pour accompagner les progrès de la médecine, notamment en radiologie, en cardiologie ou en pneumologie dites ‟interventionnelles”. Ainsi, il est par exemple possible aujourd’hui de remplacer une valve cardiaque chez un patient de 80 ans sous simple sédation, au sein d’un service de cardiologie», illustre le Pr Savoldelli.

«C’est ainsi que l’anesthésie s’inscrit dans une médecine périopératoire, soit active avant, pendant et après l’intervention.» Pr Georges Savoldelli, médecin-chef du Service d’anesthésiologie
Un trinôme à l’œuvre
Reste la question des stratégies de l’anesthésie. «Notre mission est de tout faire pour rendre simples, stables et sûres des situations étant – ou devenant – compliquées. Ce qui est à l’œuvre pour cela allie l’indispensable maîtrise des protocoles et des outils (médicaments, instruments et surveillance), mais également la force collective», souligne le Pr Schiffer. C’est ainsi que se dévoile une organisation par «trinôme», en particulier au bloc opératoire. «Toute anesthésie s’élabore grâce à la coordination entre des anesthésistes, des infirmières et infirmiers experts en soins d’anesthésie, et des aides-soignants et soignantes. Chacune de ces personnes a un rôle précis qui interagit avec celui des autres pour rendre l’ensemble efficace en toutes circonstances», explique Grégoire Bula, infirmier adjoint du responsable des soins au Service d’anesthésiologie.
Avant de résumer : «Durant l’intervention, le ou la médecin anesthésiste est en charge de coordonner l’ensemble de la prise en charge, d’assurer notamment certaines procédures qui lui sont exclusives (comme la pose de péridurale) et d’être la personne de référence pour gérer les situations les plus complexes ou d’urgence absolue. Bénéficiant d’une formation de deux ans en soins d’anesthésie, le personnel infirmier présent au bloc opératoire assure la prise en charge globale de la personne, en garantissant sa sécurité, son confort et la continuité des soins. Cela va de l’accueil du ou de la patiente, à la participation à l’induction et au maintien de l’anesthésie, à la surveillance constante tout au long de l’intervention. Infirmiers et infirmières accompagnent ensuite le réveil de la personne et assure sa prise en charge postopératoire. Quant aux aides-soignantes et soignants, leurs missions associent l’hygiène des lieux, la gestion du matériel ou encore l’optimisation du confort des patients et patientes prises en charge.»
En 2024, le Service d’anesthésiologie comptait plus de 140 médecins et plus de 260 infirmiers, infirmières, aides-soignants et aides-soignantes.
Avant - La consultation d’anesthésie
Essentielle pour préparer le jour J, elle concerne les actes chirurgicaux mineurs comme les opérations les plus lourdes, les futurs accouchements comme les interventions chez les enfants. Explications avec le Dr Julien Maillard, médecin adjoint au Service d’anesthésiologie.
Son utilité
La consultation d’anesthésie est déterminante pour assurer la sécurité et le confort des patientes et patients avant, pendant et après l’intervention.
- Avant : pour identifier les risques en évaluant l’état de santé physique et psychique de la personne au regard de l’intervention prévue, déterminer si un examen complémentaire est nécessaire (avec un ou une cardiologue, par exemple), adapter les médicaments et planifier l’anesthésie au plus près des besoins.
- Pendant : pour ajuster au cas par cas les stratégies d’anesthésie (médicaments, protocoles, systèmes de surveillance).
- Après : pour anticiper et prévenir toute complication ou douleur post-opératoires en tenant compte notamment des facteurs de risque et des antécédents médicaux.
Les points essentiels à aborder
Pour obtenir la vision la plus précise et globale possible de chaque situation, l’évaluation s’établit sur la base de la consultation elle-même, des examens récents, des ordonnances en cours, ainsi que des préoccupations exprimées par les patients et patientes. En cas de forte anxiété par exemple, l’échange suffit parfois à dissiper les appréhensions, mais il peut aussi mettre en lumière le besoin d’une prise en charge spécifique (recours à l’hypnose, traitement médicamenteux, etc.). Pour les situations complexes (fragilité de la personne ou chirurgie lourde), une discussion autour du plan de soins anticipé (directives anticipées notamment) pourra être proposée.
Pendant - Ce qui se passe pendant que je « dors »
Tout le monde est prêt, cathéters et masque à oxygène sont en place. Doucement, le mélange anesthésique – alliant hypno-inducteur, myorelaxant et analgésique – commence à s’écouler dans les veines (ou via un masque facial pour les enfants). Mais que va-t-il se produire…
… Dans mon cerveau ?
«La plongée quasi immédiate dans un état hypnotique, maintenu aussi longtemps que les médicaments seront administrés. Leur durée d’action est très courte : dès que leur débit est arrêté, le réveil se produit dans les minutes qui suivent», explique le Pr Laszlo Vutskits, médecin adjoint agrégé, responsable de l’Unité d’anesthésiologie pédiatrique. Ce qui distingue cet état du sommeil naturel ? «Notamment l’abolition du sommeil paradoxal (cycle au cours duquel nous rêvons le plus, ndlr) et l’incapacité de se réveiller, même sous l’effet de bruits ou d’une intense douleur. En cause, les modifications cérébrales : sous l’effet des substances anesthésiques, certaines zones du cerveau sont totalement désactivées tandis que d’autres sont encore plus actives, mais surtout, c’est la communication entre elles qui est interrompue. Le phénomène s’apparente à un “brouillage chimique” empêchant tout dialogue entre des neurones voisins», dévoile l’expert.
… Autour de moi ?
En parallèle de l’acte médical lui-même, place à une surveillance de tous les instants allant de celle des signes vitaux aux traitements administrés, en passant par la ventilation et l’état de conscience de la personne. Parmi les paramètres enregistrés : fréquence cardiaque, taux de saturation en oxygène, tension artérielle (via un brassard ou directement dans l’artère radiale du poignet) et fréquence respiratoire. S’y ajoute, de plus en plus souvent, un neuromonitoring pour suivre l’activité et le taux d’oxygénation du cerveau, via plusieurs électrodes placées sur la tête. «L’ensemble de ces dispositifs permet de surveiller les constantes vitales, d’ajuster le niveau d’anesthésie au plus près des besoins, mais également de détecter tout signe d’anomalies qui ne seraient pas visibles extérieurement, comme un pic douloureux ressenti par l’organisme», résume Xavier Albanel, infirmier expert clinique en soins d’anesthésie au Service d’anesthésiologie.
Après - Un parcours personnalisé
À l’issue d’une intervention ayant nécessité une anesthésie, trois parcours de soins sont possibles : la salle de réveil, les soins intermédiaires péri-interventionnels (SINPI) et les soins intensifs, pour les situations les plus sévères. Défini au préalable selon la personne et l’acte médical prévu, le parcours peut être redéfini à tout moment selon les besoins. Si les soins intensifs sont assurés par le service dédié, salle de réveil et SINPI sont quant à eux gérés par le Service d’anesthésiologie. Ses trois principales missions : la surveillance des paramètres vitaux et des suites de l’intervention, la gestion de la douleur et la prévention des complications postopératoires. «En salle de réveil, la vigilance est axée sur l’état général et le confort de la personne. La gestion des douleurs notamment est un axe clé. À l’issue du traitement antalgique administré au bloc opératoire, nous prenons le relais. De nombreuses stratégies sont à notre disposition : poche de glace, position “antalgique”, recours à l’hypnose et médicaments (paracétamol, anti-inflammatoires, morphine, etc.).
Pour des cas spécifiques, d’autres alternatives sont envisagées, comme la pose de bloc nerveux (lire Quand l’anesthésie évolue pour la planète) ou de péridurale supplémentaires. La prise en charge adéquate de la douleur est un enjeu essentiel pour éviter que celle-ci ne soit source d’anxiété pour de futurs soins ou ne devienne chronique», rappelle Charlène Vacherand, infirmière au Service d’anesthésiologie.
Disposant de dix lits, les SINPI sont réservés aux personnes nécessitant une surveillance continue dans les heures ou jours suivant l’intervention. «Opérationnel depuis près de dix ans, ce dispositif est extrêmement précieux, car il détecte et agit dès les premiers signes de complications, qu’elles soient cardiaques, pulmonaires, neurologiques ou encore rénales. Il est composé d’une équipe spécialisée présente 24 heures sur 24 et travaillant en étroite collaboration avec des chirurgiens et chirurgiennes, cardiologues ou encore physiothérapeutes. Les SINPI représentent un outil majeur dans le cadre de la médecine périopératoire pour lutter contre les complications post-opératoires et ainsi favoriser la qualité de vie des patients et patientes», explique le Dr Bernardo Bollen Pinto, médecin adjoint agrégé au Service d’anesthésiologie.
Témoignage THOMAS* et MYRIAM*, respectivement 63 et 59 ans
« Tout a été pensé pour apaiser notre fille le jour J »
«L’intervention chirurgicale que devait subir notre fille, lourdement handicapée, représentait de nombreux défis. Car Clara* a 33 ans, mais pour de multiples aspects, elle est comme une toute jeune enfant. De plus, elle ne parle pas et ne peut pas comprendre les explications qui pourraient la rassurer. Cela serait d’autant plus important qu’elle a été traumatisée par des soins médicaux et a fait des réactions paradoxales à certains médicaments qui, au lieu de la détendre, engendrent des bouffées d’agitation extrême. Le parcours de soins d’une personne handicapée comprend des combats éprouvants, mais nous devons dire que pour cette intervention aux HUG, tout s’est très bien passé. D’abord grâce à la consultation spécialisée du Programme handicap, qui a personnalisé toute la prise en charge, en collaboration avec les anesthésistes et l’équipe de chirurgie. Ainsi, tout a été pensé pour que Clara soit apaisée le jour J, depuis le départ au bloc opératoire (en chaise roulante plutôt qu’en brancard) jusqu’au retour en chambre (une péridurale a été ajoutée pour éviter toute douleur), en passant par la salle de réveil, où l’un de nous a pu rester.»
* Prénoms d’emprunt.
Dossier Anesthésie : Les coulisses de l'exploit
- L’anesthésie, l’indispensable alliée des soins
- L’anesthésie, côté recherche
- Le recours à l’hypnose
- Quand l’anesthésie évolue pour la planète
Texte:
- Laetitia Grimaldi
Photos:
- Bogsch & Bacco