Aussi fragile que vital, le sommeil est au cœur de notre santé physique et mentale. Pourtant son importance reste largement sous-estimée. Comment mieux le comprendre, ne plus confondre qualité et quantité de sommeil, détecter ses ennemis, et finalement le rétablir quand ses failles nous épuisent ? Direction nos nuits… et nos journées pour percer le mystère de troubles aux causes parfois purement physiologiques ou liées à de fausses croyances.
Il y a les nuits rêvées : une plongée quasi immédiate et naturelle dans les bras de Morphée, jusqu’au lendemain matin avec l’impression d’avoir dormi comme un bébé. Et puis, il y a toutes les autres. Celles à se tourner et retourner dans son lit, prendre un livre ou son téléphone, le reposer, compter les vaches ou les moutons… et fébrilement les heures restantes avant que le réveil ne sonne. À partir de là, que faire ? Sommes-nous désormais désespérément insomniaques ? Avant de parler d’insomnie chronique – aujourd’hui de plus en plus souvent appelée «trouble de l’insomnie» en raison des subtilités se cachant derrière notre «mauvais sommeil» –, deux questions s’imposent.
La première : le problème est-il ponctuel et facilement compréhensible ? «Nos nuits sont en prise directe avec nos journées, donc invariablement lors d’une période agitée, liée à l’arrivée d’un bébé ou à des préoccupations professionnelles par exemple, elles peuvent être perturbées. Mais le sommeil comporte une certaine souplesse et ces insomnies dites “aiguës” peuvent se compenser par de courtes siestes et quelques bonnes nuits de récupération dès que cela est possible», résume le Dr Stephen Perrig, médecin adjoint au Service de neurologie et au Centre de médecine du sommeil (CMS).
La seconde : a-t-il des répercussions sur la journée ? «Le nombre d’heures de sommeil effectué vire parfois à l’obsession, faisant augurer un problème qui n’en est pas un. Si une personne ne dort que cinq heures par nuit, mais se sent en pleine forme la journée, tout va bien. Le diktat des “huit heures de sommeil, dont plusieurs à prévoir avant minuit” n’a pas lieu d’être. Ce qui compte est le ressenti individuel et le respect de son chronotype. Certaines personnes sont des “couche-tard lève-tard”, d’autres ont besoin de se coucher tôt et seront en pleine forme à 5 h du matin», rassure le Pr Christoph Nissen, médecin-chef du Service des spécialités psychiatriques et directeur du CMS.
Au-delà de trois mois
À l’inverse, le souci devient réel lorsque les mauvaises nuits perdurent et impactent le quotidien. «Le terme d’insomnie chronique (ou trouble de l’insomnie) est évoqué dès lors qu’une personne se plaint de mal dormir au moins trois fois par semaine, depuis trois mois ou plus et que cela a des conséquences la journée en termes notamment de fatigue, d’irritabilité, de peine à se concentrer ou à mémoriser. Trois aspects sont en jeu : les difficultés d’endormissement, de maintien du sommeil et les réveils précoces», détaille le Pr Lampros Perogamvros, psychiatre, médecin adjoint agrégé au CMS. Il est alors recommandé de consulter son ou sa médecin généraliste, par exemple, dans un premier temps. D’abord en raison de l’importance du sommeil lui-même. «Il joue un rôle majeur à court, moyen et long termes, sur une multitude de paramètres physiologiques, comme la récupération physique et mentale, l’efficacité du système immunitaire et la régulation des émotions. Autant d’aspects qui l’ont fait entrer depuis quelques années dans la liste des facteurs "rois" de la prévention édictés par les instances médicales, en particulier de cardiologie, à l’instar de la gestion de la tension artérielle, du diabète ou du surpoids.
La puissance des mécanismes mis en œuvre pendant que nous dormons a même fait naître la notion de “capital sommeil”, révèle le Dr Perrig. Et les raisons pour consulter ne s’arrêtent pas là : «Il n’est pas rare de négliger ses troubles du sommeil, même lorsqu’ils durent depuis des années, en les mettant sur le compte des soucis, du travail, de la ménopause pour les femmes, voire de la fatalité. Or ils peuvent relever d’une pathologie bien réelle, comme un trouble de la thyroïde, une dépression, un syndrome des jambes sans repos ou encore un syndrome d’apnées du sommeil», alerte la Dre Chloé Cantero, cheffe de clinique au Service de pneumologie et au CMS. La prise en charge s’organise alors au cas par cas selon la cause identifiée. Celle-ci pouvant relever de la pneumologie, de la psychiatrie ou encore de la neurologie, le CMS des HUG est cogéré par les trois services correspondants.
Risque de cercle vicieux
Et lorsqu’aucune maladie sous-jacente n’est mise en lumière ? «Chez un grand nombre de personnes, non seulement aucune affection n’est diagnostiquée, mais surtout les mesures prises en laboratoire du sommeil montrent qu’elles dorment bien plus que ce qu’elles pensaient. Cela ne signifie pas que leur plainte est infondée, mais ouvre un champ de prise en charge tout autre. En effet, tout porte à croire que c’est alors surtout la qualité, et non la quantité, du sommeil qui est en jeu et, plus déroutant encore, que ces insomnies découlent avant tout d’une série de comportements délétères», explique le Pr Nissen. Et de préciser : «Très souvent, tout commence par une période de stress perturbant le sommeil. Dans le meilleur des cas, la période de turbulences passe et la fatigue se dissout grâce à quelques nuits reposantes. Mais parfois, un cercle vicieux s’enclenche : de peur de mal dormir et des répercussions sur la journée, les personnes font du sommeil une obsession, limitent leurs activités pour s’économiser, se couchent excessivement tôt et paniquent quand elles se réveillent la nuit. C’est ainsi que, sans le savoir, elles autoentretiennent leur trouble et “cassent” un sommeil qui, en lui-même, va bien. Il a en effet été démontré que pour une grande majorité des patientes et patients, tous les mécanismes physiologiques à l’œuvre fonctionnent parfaitement bien. C’est ce constat qui a fait de la thérapie cognitivo-comportementale de l’insomnie (TCC-I) le traitement de première ligne de l’insomnie chronique.» Bien avant les médicaments donc. «Les somnifères, de même que la phytothérapie ou la très en vogue mélatonine, peuvent apporter une aide ponctuelle, mais ils comportent plusieurs problèmes : une efficacité souvent modeste, voire inexistante, non durable et, pour certaines substances, un risque de dépendance. Mais surtout, elles répondent à la souffrance liée à l’insomnie, mais n’en corrigent pas la cause», souligne le Pr Perogamvros.
Soigner son « capital sommeil » pour bien vieillir
Manger cinq fruits et légumes par jour, pratiquer une activité physique suffisante, arrêter de fumer ou encore surveiller diabète et taux de cholestérol : autant de conseils clés et bien connus pour optimiser ses chances de vieillir en bonne santé. S’y ajoute désormais l’importance d’un sommeil régulier, suffisant et de qualité. La raison ? «En parallèle des mécanismes réparateurs qu’il rend possible, un processus majeur a récemment été découvert : le système glymphatique à l’œuvre dans le cerveau lorsque nous dormons. C’est, en effet, pendant le calme de notre sommeil que les déchets physiologiques qui y sont produits durant la journée sont éliminés. Il a ainsi été observé que l’espace entre nos neurones se distend légèrement pour que ce processus opère. Or, parmi ces déchets se trouve la protéine amyloïde, dont l’accumulation excessive au fil des années participe à l’apparition de la maladie d’Alzheimer. Un argument de plus pour prendre soin de son “capital sommeil” dès le plus jeune âge», encourage le Dr Stephen Perrig, médecin adjoint au Service de neurologie et au Centre de médecine du sommeil.
Bien dormir, mode d’emploi en 5 clés
- Miser sur la régularité : dans l’idéal, des horaires de lever et de coucher à reproduire chaque jour, week-end compris.
- Respecter son chronotype : à découvrir en laissant son sommeil dicter son rythme, pendant les vacances par exemple.
- Soigner son environnement nocturne : en privilégiant une chambre rangée, fraîche et paisible.
- Dynamiser ses journées : puis laisser faire les mécanismes naturels induisant le sommeil.
- Apaiser son anxiété : en recourant à des techniques de relaxation, en consignant ses préoccupations dans un carnet avant de se coucher ou en envisageant une prise en charge médicale si besoin.
Témoignage EDGAR*, 62 ans
« Grâce à ma CPAP, je revis »
«J’ai longtemps pensé être un excellent dormeur. Le genre de personne qui, aussitôt installée dans un train, un avion ou un lit, s’endort et enchaîne les heures de sommeil. Mais il y a quelques années, une fatigue tenace et écrasante s’est glissée dans l’équation. Je l’ai d’abord mise sur le compte d’une violente chute à vélo m’ayant causé une hémorragie cérébrale. Mais les années ont passé et elle s’est amplifiée, me donnant l’impression d’être ralenti, tant physiquement que mentalement, comme si chaque action du quotidien était un combat. Je me sentais comme une batterie chargée à 100% en me levant, mais effondrée à 2% à midi. Alors je me suis adapté : j’ai allongé mes nuits, glissé des siestes dans mes journées, je me suis retiré de plusieurs engagements professionnels, j’ai troqué mes balades du week-end par des après-midi entières à dormir. Au fond de moi, je connaissais la cause du problème, mon épouse m’ayant parlé de mes ronflements et de mon étrange respiration la nuit, mais j’étais dans le déni. Épuisé, j’ai quand même fini par consulter et le résultat a été sans appel : syndrome d’apnées du sommeil sévère, caractérisé par près de 90 épisodes d’apnées par heure. Face à ce constat alarmant, j’ai posé mon déni de côté et j’ai suivi à la lettre les recommandations de ma pneumologue des HUG, puis de l’équipe de la Ligue pulmonaire genevoise en adoptant aussitôt une CPAP (appareillage en pression positive continue, ndlr). Et le résultat a été stupéfiant, dès le premier essai. Au fil des jours, j’ai ressenti un bienfait inouï. Plus besoin de siestes à rallonge ou de lâcher mes projets les uns après les autres. Je revis.»
* Prénom d’emprunt.
Témoignage JOËLLE, 48 ans
« Je vivais mes troubles du sommeil comme une fatalité »
«Nuits trop courtes, hachées et épuisement permanent la journée : mes insomnies me minaient depuis mes 20 ans. Au fil des années, j’avais mis en place des rituels – lecture, lumière tamisée, bouchons d’oreille –, mais cela n’était pas miraculeux et, surtout, ne réglait pas les réveils et les pics d’anxiété survenant en pleine nuit. Vivant mes troubles du sommeil comme une fatalité, je n’avais jamais consulté, jusqu’au printemps dernier où la fatigue a eu raison de moi : je n’en pouvais plus. Ma médecin généraliste m’a parlé du programme de thérapie cognitivo-comportementale de l’insomnie des HUG. Sans hésiter, j’ai foncé et intégré un groupe pour une durée de huit semaines, à raison d’une séance hebdomadaire. Comme son nom l’indique, l’approche est à la fois cognitive – pour mieux comprendre le sommeil et ses troubles – et comportementale. Le choc a été total, sur tous les plans. D’abord, grâce à un journal du sommeil, j’ai constaté que je passais beaucoup de temps au lit pour ne dormir que 5 h 15 en moyenne. Mais surtout, il y a eu la mise en pratique, aussi difficile au départ qu’incroyablement efficace. L’objectif est de rester au lit le temps du sommeil, ni plus ni moins. Concrètement, la première semaine, j’ai ainsi dû me coucher à minuit et me lever à 5 h 15. Une méthode radicale pour explorer la façon dont l’organisme s’endort de lui-même quand la fatigue est là. Rapidement, les résultats ont été spectaculaires, comme si mon corps, mon cerveau et mes pensées avaient assimilé l’idée : "Chut, maintenant je dors, à demain !" Aujourd’hui, je fais des nuits complètes de 7 h 30 en moyenne et j’ai retrouvé une énergie que je ne me connaissais plus.»
Envie de faire participer vos (mauvaises) nuits à une étude ?
Avis aux volontaires souffrant d’insomnies chroniques, les HUG lancent deux vastes études :
Dossier sommeil
Texte:
- Laetitia Grimaldi
Photos:
- Rokas Aleliūnas